Les « courts » politiques de Jean-Gabriel Périot

 

Un coffret de courts-métrages du cinéaste s'accompagne d'un livre d'entretiens avec le philosophe Alain Brossat.

Le montage d'images d’archives, comme opération de mise à distance de l'histoire officielle, est la matrice de Jean-Gabriel Périot, quadragénaire perplexe qui fabrique ses films tout en affûtant sa pensée critique. C'est un choc politique, dit-il, qui a déclenché son choix de faire du cinéma : le fameux 21 avril 2002, lorsque Jean-Marie le Pen se qualifia pour le second tour de l'élection présidentielle. Désormais familier des grands festivals de documentaires, Périot est l’auteur d'une trentaine de vidéos et courts-métrages détonants dont la dextérité technique, parfois vertigineuse, est au service du fond et de l’analyse. Il a également signé deux longs-métrages, Une jeunesse allemande (2015), au sujet de la Fraction armée rouge, et Lumières d’été (2016), autour des survivants japonais de la bombe atomique.

L'édition par Potemkine d'un coffret de courts-métrages permet de mesurer la diversité de ses recherches : qu'il s’agisse des femmes tondues de la Libération (Eût-elle été criminelle…, 2006), de l’après-Hiroshima (200000 fantômes, 2007), des militants des Black Panthers (The Devil, 2012), de la dénonciation de la fièvre médicamenteuse (Médicalement, 2005), sans oublier son coming out faussement anodin en deux minutes chrono (Gay ?, 2000).

Sens et non-sens de l’histoire

Engagée, son œuvre ne cherche pas simplement à conforter le spectateur « de gauche » dans ses convictions. Ce qui force l’admiration, c'est le regard décalé que porte Périot sans dire un mot, par la force du montage, la place de la musique, très importante dans son œuvre, et le temps long consacré à ses recherches historiques.

Il était presque fatal qu'il croise la route du philosophe Alain Brossat, lequel travaille sur des terrains communs - il est, entre autres, l’auteur des Tondues, un carnaval moche (Manya, 1992). Les deux auteurs ont commencé à correspondre sur leurs travaux : quand Périot envoyait à Brossat son DVD sur Hiroshima, ce dernier lui faisait parvenir son journal de voyage à travers le Japon (De l’autre côte de la Terre, L'insulaire, 2007). Ces échanges ont fini par se formaliser dans le livre paru aux éditions de La Découverte en septembre 2018, Ce que peut le cinéma. Périot et Brossat y confrontent leurs points de vue sur l’ambivalence du cinéma dit « politique », sur l’utilisation des archives, ou encore la fabrication d'images sérielles, dont Périot est coutumier.

Dans Dies Irae (2005), il a ainsi accumulé et monté des milliers d'images de rues, de chemins, de passages qui finissent par aboutir dans le lieu d’une des plus grandes tragédies de l'histoire. Dans Undo (2005), il rembobine des images fortes du passé, comme pour remonter jusqu'aux origines. Alain Brossat y voit une grande force de suggestion sur le sens et le non-sens de l'histoire.

Dans cet ouvrage foisonnant, qui est aussi une boite à outils de la fabrique d'images, un chapitre passionnant est consacré au film sur les Black Panthers, The Devil, un concentré d'énergie punk-rock de sept minutes et cinquante secondes hanté par la chanson du même nom du chanteur français Boogers. Aucune voix off, pas de contextualisation, seulement des visages d'enfants noirs, puis d'adultes passés à tabac par la police, avant que les militants des Black Panthers brandissent la menace d'en venir à leur tour aux armes, après des années de lutte pacifique. En déconnectant le film d'un passé circonscrit, le cinéaste lui donne une portée universelle et contemporaine, car, dit-il, les mêmes dangers nous guettent aujourd’hui. Brossat le dit avec ses mots : les films de Périot sont des « contre-récits présent ».

 

Clarisse Fabre
Le Monde
3 janvier 2019